CHAPITRE XII
Le dernier combat
Staline se trouve placé à la tête de l’appareil au moment même où Lénine engage contre ce dernier une offensive décidée. La NEP, souligne Lénine, exige des directeurs, gestionnaires, comptables et intendants compétents. Or, il constate que tous les postes économiques sont occupés par des cadres du Parti dévoués et honnêtes, mais franchement incompétents. Et il déclare la guerre à l’incompétence.
Devant la fraction communiste du syndicat des métallurgistes, il affirme que les entreprises commerciales doivent être dirigées par des gens expérimentés, et raille les communistes qui ne sont bons qu’à multiplier réunions et commissions : « L’épuration a chassé du Parti une centaine de milliers de filous et de voleurs. Cela ne suffit pas. » Lénine émet le vœu que, après le congrès prochain du Parti, « les dizaines de milliers d’adhérents qui, aujourd’hui, ne savent qu’organiser des réunions mais pas le travail pratique subiront le même sort ». « Notre pire ennemi intérieur, ajoute-t-il, c’est le bureaucrate, et le bureaucrate c’est le communiste qui occupe un poste de type soviétique responsable (et aussi irresponsable). […]. Nous devons nous débarrasser de cet ennemi[389]. »
Ces bureaucrates, menacés d’être remplacés par des « spécialistes bourgeois » et renvoyés à l’établi, savent que Lénine ne parle pas en l’air. L’armée et le Guépéou en témoignent : les réductions budgétaires amputent les moyens de la police politique, qui doit réduire les traitements et licencier massivement. Le 20 juin, le président du Guépéou d’Ukraine, Mantsev, dans une lettre apocalyptique, se plaint à Dzerjinski des conséquences désastreuses des coupes budgétaires qui l’ont déjà amené à licencier 75 % de son effectif, expliquant que les agents en exercice, surtout les chargés de famille, ne peuvent survivre qu’en vendant sur le marché leurs maigres biens et se trouvent « dans un état de jeûne permanent » qui engendre de « nombreux cas de suicides dus à la famine et à un épuisement extrême ». Il a même reçu des lettres de collaboratrices se déclarant obligées de se prostituer pour ne pas mourir de faim. Le Guépéou a, dit-il, arrêté et fusillé des centaines de ses agents pour actes de violence et de pillage suscités par la faim[390]. Les directeurs communistes, habitués à commissionner et à voter des résolutions kilométriques, ne sont nullement décidés à subir le même sort. Ils cherchent un protecteur afin de riposter. Staline, placé au cœur des bureaux centraux du Parti, est l’homme idéal. Et il le sait.
Le Xe congrès du Parti a interdit provisoirement les « fractions », c’est-à-dire les regroupements politiques internes au Parti. Cette interdiction sera pain béni pour Staline. Le parti bolchevik craignant que l’ouverture au capitalisme privé ne fournisse une base sociale aux forces politiques hostiles au régime, et, en 1922, le pouvoir interdit définitivement les autres partis socialistes. En juillet-août 1922, un grand procès ouvert contre trente-quatre dirigeants socialistes-révolutionnaires en condamne douze à mort (peine ultérieurement commuée) et dix à des peines de prison pour attentats pendant la guerre civile.
Les circonstances favorisent la promotion de Staline. Le 26 mai 1922, une première attaque a écarté Lénine de l’activité politique pendant quatre mois. Lénine s’installe dans une vaste propriété à Gorki, à une quarantaine de kilomètres au sud de Moscou. Staline lui rend régulièrement visite : douze fois pendant cette période. Trotsky, jamais. On lui a caché, dira-t-il, la maladie et l’adresse de Lénine… qu’il aurait pu aisément se procurer s’il l’avait voulu. Mais leurs relations se sont dégradées depuis la querelle syndicale, et Lénine réunit parfois, sans lui, Zinoviev, Kamenev et Staline, à qui un jour il demandera de lui procurer du poison lorsqu’il se sentira incurable.
Staline garde le silence. Il publie quelques souvenirs pour le dixième anniversaire de la Pravda, le 5 mai, et des notes familières, fallacieusement rassurantes sur l’état de santé du « Vieux », la veille de son retour aux affaires, le 24 septembre. Il ne publiera ensuite qu’un entretien sur la formation de l’URSS, le 13 novembre, et ne prendra la parole en public que deux fois, les 26 et 30 décembre au Congrès des soviets, à l’occasion de la proclamation de l’URSS. On ne saurait être plus discret.
Toute son activité se déroule alors en coulisses et au sommet du Parti. Il plaît à l’appareil en se posant en gardien de la discipline. Ainsi quand il sanctionne David Riazanov. Celui-ci, opposant perpétuel, spécialiste de Marx et d’Engels, maniant l’ironie avec un art consommé, avait déclaré en 1921 : « Le parlement anglais peut tout, excepté changer un homme en femme. Notre Comité central est bien plus puissant : il a déjà changé plus d’un homme très révolutionnaire en bonne femme et le nombre de ces bonnes femmes se multiplie incroyablement[391]. » Ce défenseur des droits de l’homme s’oppose publiquement à la peine de mort contre les dirigeants socialistes-révolutionnaires lors de la conférence bolchevique de Moscou tenue fin juin 1922. Staline ordonne à son secrétaire, Tovstoukha, d’envoyer le sténogramme de son discours à tous les membres du Bureau politique, et interdit Riazanov de parole à l’université de Moscou et à l’Académie socialiste.
Il se présente aussi comme gardien de la moralité du Parti. Le 9 mars 1922, il informe Lénine que des indélicatesses financières ont été commises au commissariat aux Affaires étrangères, et suggère que les deux responsables, Karakhan et Gorbounov, soient jugés ; en accord avec Lénine, il en fait la proposition au Bureau politique le 13 mars. Puis l’affaire traîne en longueur, elle est évoquée par deux fois en décembre avant d’être enterrée[392]. Finalement, Staline s’emploie à s’attacher les services des corrompus après les avoir dénoncés…
En février, le Bureau politique décide de confisquer les objets du culte en or ou en argent afin de financer l’aide aux nécessiteux. Sous la présidence du Russe Kalinine, un homme aux allures de campagnard, Trotsky dirige la commission d’Enlèvement chargée de cette opération, à laquelle Lénine, qui hait l’Église, accorde une grande importance. Staline n’y prend pas part, mais la soutient d’abord. Ici ou là, des heurts se produisent entre la milice ou la troupe et des paysans soutenus par le clergé. À Chouia, près d’Ivanovo-Voznessensk, quatre soldats sont blessés. Le tribunal militaire condamne deux prêtres à mort. Kalinine, président du Comité exécutif central des soviets, demande leur grâce. Staline soumet la proposition à la procédure de la consultation écrite. Il note d’abord : « Le Présidium… demande », puis remplace le Présidium, doté du droit de grâce, par le seul nom de Kalinine[393] ; la demande devient individuelle. Quatre membres du Bureau politique votent pour la peine capitale : Lénine, Trotsky, Staline et Molotov, trois contre : Rykov, Tomski, Kamenev. Trois mois plus tard, un groupe de prêtres de Moscou, accusés de menées contre-révolutionnaires, sont condamnés à mort. Kamenev demande leur grâce ; Tomski et Rykov le soutiennent. Lénine, Trotsky, Staline et Zinoviev votent la mort.
La famine continue à rôder de façon endémique. La campagne des semailles, commencée en mars 1922, s’annonce mal. La confiscation des objets du culte, exploitée par le clergé contre le régime, accroît la tension sociale. Un rapport du Guépéou souligne : « La situation dans les campagnes se dégrade considérablement […]. La situation des provinces où règne la famine est, comme les mois précédents, extraordinairement difficile[394]. » Le paysan, qui n’est plus menacé de réquisitions, recommence pourtant à semer et à récolter. Le développement du commerce aide à la reconstitution d’un secteur industriel vieilli. La production redémarre, les moissons reprennent et, par chance, les récoltes de 1922 et 1923 sont bonnes. Mais la misère et la disette frappent toujours les campagnes, et le chômage apparaît dans les villes. La NEP, en aggravant les différenciations sociales, aiguise tensions et conflits. En juin 1922, le responsable sibérien du Guépéou alerte Dzerjinski : « Les cellules du Parti meurent […]. Les cellules rurales sont terrorisées. Les militants de base quittent en masse le Parti […]. Les paysans détestent le pouvoir communiste, les paysans pauvres eux-mêmes se rangent du côté des koulaks et soutiennent leur candidature[395]. »
En mai, Staline, épuisé, est victime d’une crise d’appendicite purulente. L’infection est si profonde qu’il faut amputer une partie du gros intestin. Les médecins, craignant les effets du chloroforme sur son organisme affaibli, ne procèdent d’abord qu’à une anesthésie locale, mais la douleur est si forte qu’ils se résolvent à chloroformer leur patient, qui ressort de l’opération cadavérique et très amaigri. Père depuis janvier d’un petit garçon, Vassili, il voit arriver soudain son fils oublié Jacob, âgé de 14 ans et qu’il doit accueillir. Cet adolescent nonchalant suscite en lui une antipathie immédiate qui ne se démentira jamais. À l’étroit, il attend toujours son nouvel appartement. En novembre 1921, Lénine prend les choses en main et demande à Enoukidzé « d’accélérer la libération de l’appartement destiné à Staline ». Obstacles ou négligence, rien ne se passe. Lénine s’énerve et relance Enoukidzé le 13 février 1922 : « Et l’appartement de Staline ? Quand donc ? Encore de la lenteur bureaucratique[396] ! » Le lendemain, la décision est enfin prise et Staline déménage.
Il laisse s’étioler la campagne pour la confiscation des objets du culte. Le 15 mai, le bureau de la commission d’Enlèvement, persuadé que des objets du culte de valeur sont soustraits à la réquisition, lui a demandé de donner des directives sur le degré de répression à utiliser contre les coupables. Staline les renvoie au commissariat à la Justice. Lénine est malade. Son éloignement laisse à Staline les coudées libres pour ce genre d’agissement. Il lui permet aussi de prendre, en juillet 1922, une mesure salariale qui va lui attacher les milliers de cadres moyens du Parti : les secrétaires de comités régionaux du Parti percevront désormais un salaire de 43 roubles-or par mois, augmenté de 50 % pour un père de famille de trois enfants ou plus et pour les heures supplémentaires effectuées le soir ou les jours de congé. Cela leur assure au total une rémunération cinq à six fois supérieure au salaire ouvrier moyen. À ces augmentations cumulables s’ajoute le salaire en nature (le paiok), modulé suivant la place occupée dans l’appareil, et qui comporte viande, sucre, beurre, cigarettes, allumettes, toutes denrées rares en cette période de disette. Ces avantages strictement liés à la fonction s’évanouissent avec elle. Or, c’est le Secrétariat du Comité central qui nomme, déplace, révoque à sa guise… Le Bureau politique n’intervient pas dans ces décisions, sauf cas exceptionnels. D’ailleurs, le secrétariat du Bureau politique lui-même, composé d’une vingtaine de personnes, est désigné par le Secrétariat du Comité central, c’est-à-dire par Staline et ses deux secrétaires, Tovstoukha et Mekhlis.
Dans l’enthousiasme de la révolution et de la guerre civile, le commissaire politique ou le militant d’un détachement de réquisition pouvait à tout moment être pendu par les Blancs ou éventré par les Verts, et chacun s’exprimait, protestait, contestait. Désormais, ce n’est plus sa vie que le cadre met enjeu pour des lendemains incertains, c’est sa place et son confort. Son vote visera dorénavant à sauvegarder ses intérêts. 15 525 cadres bénéficient des avantages décidés par Staline. Cette cohorte va s’unir derrière l’homme qui les lui fournit et lui en garantit la pérennité. Lors du XIVe congrès, en décembre 1925, un opposant tiendra des propos jugés scandaleux : selon lui, de très nombreux délégués ont assuré les opposants de leur accord mais se sont déclarés dans l’incapacité de voter avec eux, car « aujourd’hui on mange à sa faim et tout le monde n’est pas prêt à lever la main dans un vote pour se voir ensuite expédier à Mourmansk ou au Turkestan[397] ». L’opposant, accusé de calomnie, rectifiera : seuls certains délégués l’ont dit, pas tous !
Staline développe une culture du secret qui facilite l’indépendance de l’appareil par rapport au Parti lui-même. Le 30 août 1922, le Secrétariat rédige une première circulaire sur « le mode de conservation et de circulation des documents confidentiels », qui oblige toutes les instances centrales et locales du Parti à constituer en leur sein un secteur secret pour leur traitement. Trois mois plus tard, le 30 novembre, le Bureau d’organisation adopte une circulaire complémentaire (dite d’application) qui définit très strictement la liste, établie par l’un des secrétaires du Comité central, des responsables autorisés à recevoir les extraits de procès-verbaux dudit Comité. Le 22 mars 1923, une autre circulaire qualifie de criminelle la diffusion de renseignements contenus dans ces documents confidentiels. Le 7 décembre, Staline signe encore une circulaire établissant une liste extrêmement précise et stricte de leurs destinataires. Six mois plus tard, le 19 août 1924, il signe les « Règles d’utilisation des documents conspiratifs du Comité central », à savoir, « les procès-verbaux des plénums du Bureau politique, du Bureau d’organisation et du Secrétariat du Comité central, ainsi que tous les autres matériaux et documents (extraits de décrets, etc.) issus du Comité central et portant la mention "Ultrasecret"[398] ». Le Secrétariat dresse aussi la liste des personnes autorisées à recevoir ces documents accompagnés de la mention « À retourner » – dans un délai de deux semaines pour les destinataires vivant à Moscou, d’un mois pour les provinciaux, et de six semaines pour les habitants de l’Asie centrale, de la Sibérie, de l’Extrême-Orient et du Caucase. Ces documents sont transportés par des estafettes du Guépéou avec obligation, sous peine de sanction, de les remettre en mains propres à leur destinataire ou à un individu nommément habilité par ce dernier. Au nom du secret et de la sécurité, le contrôle et la surveillance du système sont entièrement assurés par le Guépéou. Lors d’une réunion de ces estafettes, le 17 mars 1929, leur chef leur expliquera : « Si vous perdez 5 ou 15 000 roubles vous prendrez de 3 à 5 ans de prison, si vous perdez deux paquets secrets c’est 10 ans, voire la peine capitale[399]. » Au dos de ces documents figure toujours le texte des deux circulaires du 30 novembre 1922 et du 19 août 1924. Une fois toutes les deux semaines, une commission spéciale du Secrétariat brûle les documents après en avoir dressé un inventaire précis. Le système, qui façonne le Parti par paliers successifs et sur le mode militaire, sera complètement achevé en 1934.
La correspondance des sommets, elle aussi secrète, est classée en plusieurs catégories – de A à K. Cette dernière, la plus importante, concerne les documents émanant du Bureau politique, du Bureau d’organisation et du Secrétariat. Ce souci maniaque du secret permet de dissimuler le fait que les décisions officiellement prises par les organismes soviétiques sont toutes, au préalable, adoptées par les instances du Parti.
Cette loi du secret, confirmée et généralisée par un décret du Bureau politique du 15 octobre 1925, ne trompe sans doute pas grand monde, mais elle est fort utile au Secrétariat et à Staline lui-même. Elle s’étend par cercles concentriques à l’appareil lui-même, dont les membres ne savent que ce que le Secrétariat veut bien leur dire. Les dirigeants du Parti des diverses Républiques transcrivant les décisions qui leur parviennent d’en haut n’ont d’ailleurs pas le droit de les modifier, d’en retrancher des éléments ou d’en ajouter.
Ainsi, le Parti est subordonné à son appareil, au sein duquel Staline constitue une organisation secrète dépendant de son Secrétariat et qui n’obéit qu’à lui. L’appareil agit clandestinement au sein du Parti, et Staline constitue une organisation clandestine au cœur même de cet appareil, à la manière des poupées russes. Avec l’accord de ses alliés du moment, Staline institutionnalise ce système très tôt. Une décision du Bureau politique du 12 avril 1923 stipule en effet que les commissariats du peuple, lorsqu’ils soumettent des questions particulièrement secrètes au Bureau politique, « ne doivent pas en donner les motifs sous forme écrite mais les lui soumettre à la suite d’un accord préalable avec le Secrétariat du Comité central[400] », qui décide donc souverainement de ce qui doit être soumis et par quelle voie au Bureau politique, ainsi privé de sa souveraineté. Très vite, ces décisions seront prises le plus souvent au cours de réunions privées, dans le bureau ou l’appartement de Staline, sans aucun procès-verbal, puis transmises par oral, et, en cas d’extrême nécessité, formalisées comme autant de décisions émanant du Bureau politique ou du Comité central qui n’en ont pas discuté.
Il devient dès lors difficile d’établir la généalogie des décisions en question. Lors du Comité central d’octobre 1923, Trotsky déclare fort justement : « Au sein du Bureau politique il y a un autre Bureau politique, au sein du Comité central il y a un autre Comité central[401]. » Staline l’avait d’ailleurs reconnu au XIIe congrès d’avril 1923, en accusant un délégué de vouloir « disloquer le noyau qui s’ [était] constitué au sein du Comité central » et en l’avertissant que toute tentative d’attaquer « tel ou tel membre du noyau de notre Comité central […] se heurtera à un mur où, je le crains, il se fracassera la tête[402] ». On ne saurait affirmer de façon plus nette l’existence d’un noyau fractionnel illégal. Pour mettre Trotsky hors jeu, Kamenev, Zinoviev, Boukharine, Rykov acceptent cette pratique, qui permettra de les écarter à leur tour le moment venu.
À travers la Section d’organisation et d’affectation, gérée par Kaganovitch, Staline contrôle vite tous les secteurs de l’appareil dont il définit souverainement la composition. Il opère par tranches : l’appareil du Parti d’abord, puis du gouvernement, et enfin celui de l’armée et du Guépéou. Cela ne va pas sans conflits. Ainsi, en 1924, il se heurte à Dzerjinski, habitué jusque-là à régner en maître au Guépéou. En 1953, Kaganovitch évoquera les protestations de ce dernier, furieux de voir la Section d’organisation vérifier les gens qu’il nomme, confirmer ou infirmer leur nomination ; il y voit une marque de défiance incompréhensible à l’égard du commissaire du peuple et du membre suppléant du Bureau politique qu’il est. Staline lui aurait répondu : « Il s’agit du système de contrôle du Parti, du système de la direction du Parti ; il faut obligatoirement que le Parti nomme les individus dirigeants. À toi-même comme commissaire du peuple, cela t’est difficile et tu dois en être reconnaissant au Comité central[403]. » Dzerjinski dut s’incliner comme les autres. La réponse de Staline est éclairante : le Parti c’est le Comité central, le Comité central c’est le Secrétariat, et demain le Secrétariat, donc le Parti, ce sera lui. On n’en est pas encore là, mais on y va tout droit.
Staline choisit minutieusement ses hommes en fonction de leur fidélité personnelle ou de leur vulnérabilité. Son premier chef de bureau du Secrétariat du Comité central est Amaiak Nazaretian, ancien membre du collège du commissariat aux Nationalités depuis 1918, ancien secrétaire du Bureau caucasien du Comité central et commissaire à la Justice et aux Finances de Géorgie, de 1920 à 1922. Cet ami intime d’Ordjonikidzé lui écrit souvent et, dans ses lettres, appelle toujours familièrement Staline « Koba » ou « Sosso » ; il insiste sur sa rigueur (« Koba me dresse vigoureusement »), sur son caractère complexe (« Il est très rusé, ferme comme une noix, tu n’arrives pas tout de suite à le déchiffrer »), mais aussi sur sa gentillesse (« Malgré toute la sauvagerie raisonnable, si j’ose ainsi m’exprimer, de son caractère, c’est un homme doux, qui a du cœur et sait apprécier les qualités des gens[404] »). Il sait donc séduire s’il le faut.
Staline le limoge, en décembre 1923, pour une erreur commise par un de ses adjoints et le remplace par Ivan Tovstoukha, qui a appartenu lui aussi, de 1918 à 1921, au collège du commissariat aux Nationalités dont il a été le secrétaire. En l’absence fréquente de Staline, il a même fait tourner la machine. En 1921, il passe dans l’appareil du Comité central ; à la fin de 1923, il dirige, et ce jusqu’en 1930, le bureau du Secrétariat du Comité et la « Section secrète » constituée en 1926. C’est un homme de bureau, mais aussi un bourreau de travail, cultivé, instruit, qui collabore avec Kamenev à la préparation et à la publication de la première édition, dite « jaune », des Œuvres complètes de Lénine pour laquelle il rédige des notices biographiques précises. Au début des années 1930, Staline interdira cette édition, et la fera même confisquer par le NKVD à tous les membres du Bureau politique qui la possédaient.
Lev Mekhlis, de 1907 à 1914, a appartenu, à Odessa, au parti social-démocrate juif sioniste Poale Zion et n’a rejoint les rangs du parti bolchevik qu’au début de 1918. En janvier 1921, il est nommé chef de la chancellerie du Conseil des commissaires du peuple puis, en octobre, il est affecté à l’Inspection ouvrière et paysanne, où Staline apprécie cet homme froid, sec, dur et docile. Mekhlis s’attachera à expier le sionisme de sa jeunesse et à le compenser par une soumission servile à Staline, qui le traite comme un domestique. Lorsqu’il veut allumer sa pipe, Staline le convoque par téléphone et lui réclame sèchement : « Des allumettes ! » Mekhlis, las de ce petit jeu, installe un jour sur le bureau de Staline un téléphone spécial portant une étiquette « Allumettes » et, lorsque la sonnerie résonne, envoie un courrier porter les allumettes. Staline, mécontent, l’appelle alors sur la ligne normale et, lorsque Mekhlis se présente à lui, exige dans un sourire moqueur : « Camarade Mekhlis, des allumettes ![405] » Un jour, Staline entre dans son bureau, crie : « Mekhlis ! » et montre du doigt dans le couloir une feuille de papier que l’autre court ramasser. Staline se plaît à mettre à l’épreuve son empressement de laquais[406].
S’efforçant d’imiter Staline, Mekhlis rudoie sèchement ses subordonnés : « Faites ça. Tout est clair ? Allez. » En 1926, dans un sanatorium, il joue aux échecs avec le général Iakir. Ils se disputent. Iakir le traite de « larbin de Staline ». Mekhlis le gifle. Il est l’un des membres les plus représentatifs de la meute que Staline, dès le début des années 1930, lance aux trousses de l’appareil pour le surveiller, le harceler, le secouer, le tenir en haleine, le terroriser. L’ancien ministre de l’Agriculture Benediktov, trente ans après la mort de Staline, en parlera en ces termes : « Staline utilisait Beria ou Mekhlis comme des espèces d’épouvantails pour empêcher les dirigeants de tout rang de se laisser aller à la nonchalance, à la fainéantise, à l’insouciance et à tous nos défauts. » Et il ajoute : « Cette méthode peu séduisante était efficace[407]. »
Grigori Kanner, fils d’une riche famille bourgeoise de Bakou, vient lui aussi de l’Inspection ouvrière et paysanne. Staline le prend dans son secrétariat dès avril 1922. Cet homme, chargé de la correspondance et des relations entre Staline, le Bureau politique et le Guépéou, demeure une figure énigmatique. De sa province natale affluent contre lui des dénonciations qui aboutissent à son départ en 1926. Il disparaît ensuite de l’horizon et sombre dans l’oubli. Le cinquième assistant de Staline, Grasskine, n’a guère laissé de traces dans l’histoire. Venu de la Tcheka où il est entré en 1918, il est recruté en octobre 1922 et mourra paisiblement en 1972.
Tovstoukha et Mekhlis sont entourés de secrétaires : Boris Bajanov, monarchiste sceptique, qui s’enfuira d’URSS en 1929 et publiera des souvenirs douteux sur ses prétendues fonctions de « secrétaire de Staline[408] » ; à côté de lui Makhover, qui en 1924, couchant un soir avec la secrétaire de Litvinov, l’informera de la date du soulèvement secret en Estonie ; Staline lui dédiera ses Questions du léninisme avec cette dédicace ironique : « À un grand diplomate dans les petites affaires. » Le jeune ouvrier bolchevik Alexis Balachov qui la cite, complète l’équipe. Devenu secrétaire de Tovstoukha, c’est un fidèle de Staline qu’il respecte « pour sa persévérance, sa capacité de travail et son exigence ». Au journaliste qui l’interviewera quelques semaines avant sa mort, à l’âge de 90 ans, et qui lui reprochera d’avoir aidé à l’instauration d’une « dictature effrayante, inhumaine », Balachov rétorquera : « Qu’est-ce que vous croyez ? Que nous avons voulu cela, que nous sommes allés consciemment dans cette voie ? Croyez-vous que Staline savait à l’avance, avait calculé, mais se taisait un certain temps ? Nous voulions autre chose, nous avions d’autres idées. Nous avons sombré dans cette fosse petit à petit, de façon quasiment insensible. » Pour lui, ce sont les événements et l’appareil qui ont façonné Staline et non l’inverse. Mais Balachov souligne en même temps : « Staline était un bureaucrate[409]. Tout devait être décidé comme il l’avait établi. Mekhlis aussi était un bureaucrate, et nous sommes tous devenus des bureaucrates. » Ce groupe des secrétaires et de leurs adjoints s’attire vite dans les milieux politiques le sobriquet de « la bande à Staline ». Dans une lettre à Ordjonikidzé, datée de la mi-août 1922, Nazaretian s’en plaint déjà comme de « la dernière expression à la mode à Moscou[410] ».
Le soir du 7 novembre 1937, Staline, en mal de confidence, expliquera au secrétaire général du Comintern, Dimitrov, les raisons de son succès : « Trotsky était, après Lénine, l’homme le plus populaire dans notre pays. […] On nous connaissait alors peu, moi, Molotov, Vorochilov, Kalinine. Du temps de Lénine nous étions des praticiens, nous étions ses collaborateurs. Mais les cadres moyens, qui expliquaient nos positions aux masses, nous soutenaient. Et Trotsky n’accordait aucune attention à ces cadres[411]. » Leur soutien avait des fondements matériels dont l’importance ne cessa de croître au détriment de l’idéologie, réduite à n’être plus qu’un vernis.
Trotsky répond aussi mal aux besoins de cet appareil que Staline y satisfait à merveille. Pendant l’hiver 1920, nommé à la tête des Transports, Trotsky cherche à « secouer » l’appareil, qui, routinier par essence, a horreur des secousses. Trotsky lui apparaît, en outre, comme le fauteur de discussions par excellence, l’empoisonneur public, qui, pendant le terrible hiver 1920 et l’insurrection de Tambov, a lancé le fameux débat sur les syndicats. Or, la querelle, dit-on, a mobilisé les énergies du Parti, traversé par une « mauvaise fièvre », et débouché sur Cronstadt !
Revenant aux affaires en septembre 1922, diminué mais lucide, Lénine découvre peu à peu que le Secrétaire général n’est plus le même homme que six mois auparavant ou, plus exactement, n’occupe plus la même place et joue un autre rôle. Il a quitté un exécutant, il retrouve un rival qui affirme sa politique et son emprise, prudemment certes, mais fermement. Il constate en même temps le développement exponentiel d’une bureaucratie dont il avait cherché à traquer la routine et l’incompétence. Désireux de faire du Conseil des commissaires du peuple, dont il était jusqu’alors le véritable maître, un contrepoids à l’appareil du Parti, il demande le 11 septembre, par lettre à Staline, de soumettre aux membres du Bureau politique le projet de nommer Trotsky et Kamenev à la vice-présidence du Conseil. Cette proposition prépare sans doute la nomination ultérieure de Trotsky à sa place à la tête du Conseil, première tentative, probablement déjà illusoire, de séparation des pouvoirs entre l’appareil du gouvernement et celui du Parti. Staline et Rykov votent pour, Kamenev et Tomski s’abstiennent, Kalinine « n’y est pas opposé », Trotsky « refuse catégoriquement[412] », sans explication. Dans Ma vie, évoquant la nomination comme vice-présidents du Conseil de Rykov, Tsiouroupa et Kamenev, il explique, se montrant injuste à l’égard de ce dernier : « Lénine avait besoin dans la pratique d’adjoints dociles ; dans ce rôle, je ne valais rien[413]. » Trotsky, dans une lettre de la mi-mars 1922 au Bureau politique, avait pourtant affirmé la nécessité de séparer le Parti de l’État : « Sans libérer le Parti, comme parti, des fonctions de gestion et d’administration directes, il est impossible de nettoyer le Parti du bureaucratisme, et l’économie du désordre[414]. » Il dut penser qu’il n’en aurait pas les moyens.
En août 1922, une commission de représentants de toutes les Républiques fédérées, présidée par Staline, se réunit pour définir les rapports entre la République de Russie et les autres. Staline rédige un projet de Constitution qui accorde aux Républiques sœurs une vague autonomie au sein d’une fédération entièrement subordonnée à la Russie. Feignant de vouloir l’épargner, Staline n’en informe pas Lénine, qui, mis au courant, l’interroge. Staline fait d’abord adopter sa position par le Bureau d’organisation avant de la présenter, le 22 septembre, à Lénine. Celui-ci flaire dans ce projet des relents de chauvinisme russe doublement mal venus : persuadé que l’axe de la révolution mondiale s’est un temps déplacé vers les pays coloniaux d’Asie, il juge néfaste tout rappel de l’héritage impérialiste tsariste ; ensuite, il craint que les tensions nationales ne menacent le fragile équilibre de la future Union soviétique. Il s’oppose donc au projet de Staline, le convoque avec la majorité des intéressés et, le 26 septembre, adresse à tous les membres du Bureau politique une lettre proposant que les diverses Républiques fassent partie de l’Union soviétique sur un pied d’égalité avec la fédération de Russie. Il ajoute : « C’est une question fort importante. Staline a une certaine tendance à trop se hâter[415]. » Staline répond, le lendemain, par une lettre aux mêmes, dans laquelle il déclare l’amendement de Lénine « inacceptable ». Et il renvoie ironiquement son compliment à l’auteur : « Le camarade Lénine s’est, à mon avis, trop hâté […]. Il n’est guère douteux que cette "hâte" ne serve aux "indépendants" au détriment du libéralisme national de Lénine. » Kamenev, inquiet, écrit à Staline : « Lénine se prépare à partir en guerre pour défendre l’indépendance. » Staline lui répond que « la fermeté est nécessaire contre Lénine[416] ». Sept mois après sa nomination comme Secrétaire général, il s’est émancipé de la tutelle politique du dirigeant historique.
La rupture avec Lénine, malade mais encore valide, et dont le prestige est grand dans le Parti, serait prématurée. Il louvoie donc et inaugure une tactique à laquelle il recourra souvent tant qu’il ne sera pas le seul maître à bord : il cède sur les mots pour conserver son poste mais se réserve le droit de contredire dans les faits ses propres concessions verbales. Le 6 octobre, le Comité central approuve donc son projet, revu et corrigé par Lénine, qui, le 30 décembre 1922, donne naissance à l’URSS. Ce même jour, le Comité central, en l’absence de Lénine et de Trotsky, permet à titre provisoire l’exportation et l’importation de certaines marchandises ainsi que l’ouverture des frontières. Lénine proteste auprès de Staline : cette décision, dit-il, prise sans « discussion sérieuse […] à la va-vite », est « en fait une brèche ouverte dans le monopole du commerce extérieur[417] » qui permettra la pénétration incontrôlée de marchandises étrangères de meilleure qualité et de prix inférieur ; vu la basse productivité du travail et la très médiocre qualité des marchandises soviétiques, cela ruinera l’industrie nationale convalescente. Lénine demande donc la reprise de la discussion au prochain Comité central. Staline vote pour, mais ajoute que sa lettre ne l’a pas fait douter de la justesse de la décision prise. Il a raison, mais cède au « Vieux ». Pas pour longtemps.
Le conflit sur la Constitution était gros d’un second : l’affaire géorgienne. Staline veut inclure la turbulente Géorgie dans une Fédération transcaucasienne avec l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Le 15 septembre, le Comité central du PC géorgien s’oppose au projet et demande l’affiliation directe de la Géorgie à l’URSS avec le maintien des attributs de la souveraineté. Une semaine après, Staline, dans une note à Lénine, qui lui fait encore confiance, dénonce « le déviationnisme national » de ces « sociaux-indépendantistes » (l’envers jumeau des « sociaux-patriotes » chauvins) et charge son proconsul Ordjonikidzé de mater les récalcitrants. Ce dernier déplace, révoque, mute et insulte les opposants ; il traite l’un de « spéculateur » et de « cabaretier », un autre de « crétin » et de « provocateur » et menace un troisième de le fusiller. L’un d’eux, Kobakhidzé, le traite alors d’« âne stalinien », Ordjonikidzé le frappe. Puis il démet le secrétaire du Comité central géorgien, Okoudjava. Le Comité central géorgien démissionne alors en bloc et dénonce le « régime d’argousin » imposé par Ordjonikidzé, dont la violence ravit Staline.
Lénine, troublé, envoie le 25 novembre une commission d’enquête, présidée par Dzerjinski, partisan de Staline. Le 27 novembre, Nazaretian rassure Ordjonikidzé : « Koba se tient très fermement. » Ledit Koba renforce encore son propre appareil clandestin au sein de l’appareil en confiant à ses secrétaires la rédaction de lettres confidentielles du Comité central. Le 12 décembre, Dzerjinski raconte ce qu’il a vu et appris en Géorgie à Lénine, lequel, choqué, a une attaque le lendemain. Entre-temps Staline a donné un autre aperçu de sa nouvelle stature en morigénant Lénine dans une lettre « ultrasecrète » datée du 13 novembre, adressée au « camarade Lénine », lettre qui ne comporte aucune formule de politesse, ni au début (fini les « cher », « estimé » et « respecté ») ni à la fin, et dont il envoie une copie à Kamenev. Trois jours plus tôt, la Pravda a publié une interview de Lénine qui affirme l’absence de tout différend entre communistes de gauche et de droite. Au nom des « praticiens », Staline réagit et juge « dangereux et déraisonnable de parler d’un communisme de gauche comme d’un phénomène légitime susceptible de concurrencer le communisme officiel du Parti » alors même qu’il a été « liquidé sous toutes ses formes ». Le Parti est monolithique, il n’y a pas de place pour une minorité ou pour des divergences, Lénine doit le comprendre, et Staline lui fait la leçon : « Cette reconnaissance mène à des résultats négatifs au détriment du Parti et au profit de l’Opposition ouvrière, crée la confusion, l’obscurité. » Il conclut ce rappel à l’ordre par une invitation insolente à « corriger à l’avenir cette lacune[418] ».
Staline, au cours de ce même mois, montre son dédain pour les instances régulières. Délégué du Comité central au IVe congrès de l’Internationale communiste, il en ignore les débats. Lénine y prononce son avant-dernier discours en public sur le thème : « Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », Staline ne vient même pas l’écouter. Il traite par le mépris le congrès, Lénine, son propre mandat, et la question de la révolution mondiale…
Deux jours avant la réunion du Comité central consacré au monopole du commerce extérieur (15 décembre), Lénine annonce à ses membres, mis en émoi par la nouvelle, qu’il a invité Trotsky à défendre son point de vue. Et il demande à Iaroslavski de lui faire parvenir un compte rendu secret du déroulement des débats sur le monopole du commerce extérieur. Iaroslavski moucharde à Staline, rédige le compte rendu, le donne à taper à la secrétaire de Lénine, Voloditcheva, qui le transmet pour correction… à Staline. Le lendemain de la mort de Lénine, dans une lettre à Fotieva et Voloditcheva, laroslavski affirmera que cette dernière avait donné le texte à taper à une dactylo qui, s’imaginant « qu’il s’agissait d’un manuscrit de Staline, s’ [était] adressée à lui pour lui demander une explication sur un mot mal écrit. Le compte rendu n’[avait] pas été transmis à Lénine uniquement parce que son état de santé s’ [était] aggravé[419] », ce qui est faux.
Dans la nuit du 15 au 16 décembre, Lénine est frappé par une nouvelle attaque. Le 18, le Comité central le met en cage en décidant que, s’il veut s’informer sur la décision du Comité central concernant le commerce extérieur, on lui communiquera, « suite à un accord de Staline avec les médecins, le texte de la résolution accompagné de la précision que la résolution et la composition de la commission ont été adoptées à l’unanimité ». En revanche, il décide de ne lui communiquer à aucun prix le compte rendu de Iaroslavski, qui ne pourra lui être montré que « lorsque les médecins le permettront après accord avec le camarade Staline », à qui le Comité central décide enfin de « confier la responsabilité personnelle de l’isolement de Vladimir Ilitch, tant pour les relations personnelles avec les responsables que pour la correspondance[420] ». Le Comité central livre ainsi Lénine, pieds et poings liés, à l’entière discrétion de Staline, celui-ci étant investi du droit de dissimuler et d’interdire ce qu’il veut, de l’isoler, de contrôler son traitement, ses activités, ses écrits, ses visites, son information. Les proches amis de Lénine, Zinoviev et Kamenev, ont joué les Ponce Pilate sans état d’âme. Trotsky n’a pas bronché.
Depuis le 21 novembre, les secrétaires de Lénine tiennent à son insu un journal qui permet de suivre au jour le jour le déroulement des faits. Le 18 décembre, Staline éloigne trois secrétaires en qui il n’a pas confiance, dont sa propre femme, Nadejda, afin de mieux espionner Lénine. Restent Voloditcheva, Gliasser et Fotieva qui surveillent Lénine et renseignent Staline ; elles échapperont toutes trois à la répression et périront de mort naturelle, Gliasser à 61 ans en 1951, Voloditcheva à 82 ans en 1973, Fotieva à 84 ans en 1975. Staline, dont la reconnaissance n’est pourtant pas la vertu première, leur saura gré des services qu’elles lui ont alors rendus en l’aidant à mettre Lénine au secret.
Lénine, paralysé, réduit au statut d’opposant à la direction du parti qu’il a fondé, s’engage alors dans une bataille inégale contre Staline. Le 21 décembre, satisfait du succès qu’il pense avoir remporté sur la question du monopole du commerce extérieur, il dicte à Kroupskaia une lettre à Trotsky, qui n’en citera que la première partie dans Ma vie. « Après ce premier résultat, écrit-il, je propose de ne pas s’en tenir là et de continuer l’offensive. » Dans la suite omise par Trotsky, il suggère de mettre le renforcement et l’amélioration du commerce extérieur à l’ordre du jour des prochains congrès du Parti et des soviets, et ajoute : « J’espère que vous n’objecterez pas et ne refuserez pas de présenter le rapport à la réunion de fraction[421] » des délégués bolcheviks au congrès des soviets. Lénine demande à Trotsky de lui téléphoner sa réponse. Au lieu de quoi, Trotsky, bizarrement, transmet par téléphone en pleine nuit à Kamenev le contenu de la lettre et lui demande d’en informer Staline. Kamenev s’exécute et informe par ailleurs Staline que Trotsky « n’a pas exprimé son avis, mais a demandé de transmettre cette question à la commission du Comité central chargée de préparer le congrès[422] ». Staline, furieux de voir sa manœuvre éventée et le prochain congrès saisi par Lénine et Trotsky réunis, s’emporte : « Comment le Vieux a-t-il pu organiser une correspondance avec Trotsky malgré l’interdiction absolue décrétée par Foerster [l’un des médecins qui soignent Lénine][423] ? » Il téléphone à Kroupskaia, l’insulte et la menace de sanction pour indiscipline. Surprise de voir Staline informé de la lettre adressée clandestinement à Trotsky, Kroupskaia, bien qu’ébranlée, n’en dit rien à Lénine, victime d’une nouvelle attaque dans la nuit du 22 au 23, mais se plaint à Kamenev de l’agression de Staline et lui demande, ainsi qu’à Zinoviev, de la « protéger de cette grossière ingérence dans sa vie privée, d’injures et de menaces indignes[424] ». Les deux hommes ne bronchent pas. Lénine, paralysé de la jambe et du bras droits, est cloué au lit, à la merci de Staline.
Le 23, sentant venir sa fin, il dicte à Voloditcheva une lettre au congrès où il propose d’élargir le Comité central et d’accepter en gros les propositions de Trotsky sur la planification. Voloditcheva, conseillée par Fotieva, se précipite à Moscou, monte chez Staline qu’elle trouve en compagnie de sa femme, de Boukharine et d’Ordjonikidzé. Elle lui transmet la fameuse lettre ; Staline s’éloigne dans une pièce voisine avec ses deux invités, revient, l’air sombre, appelle Voloditcheva dans un coin, s’enquiert de l’état de santé de Lénine, puis lui rend la lettre en lui disant sèchement : « Brûlez-la ! » Elle s’exécute, sans avertir Staline que le coffre de Lénine en contient quatre copies. Le lendemain, ce dernier, poursuivant sa dictée, l’informe qu’il s’agit d’une affaire de conspiration. Mais, ce même 24 décembre, Staline contre-attaque. Il réunit les médecins avec Kamenev et Boukharine, à qui il fait adopter une résolution contraignante au nom du Bureau politique, texte bientôt communiqué aux secrétaires du malade : « 1o Vladimir Ilitch a le droit de dicter chaque jour pendant 5 à 10 minutes, mais les notes qu’il dictera ne doivent pas avoir le caractère d’une correspondance et Vladimir Ilitch ne doit pas attendre de réponse à ces notes. Les rendez-vous lui sont interdits. 2o Ni ses amis ni ses proches ne doivent communiquer à Vladimir Ilitch aucune nouvelle de la vie politique afin de ne pas lui donner matière à réflexion et de ne pas l’agiter[425]. » Ainsi, Lénine ne peut ni discuter ni correspondre avec personne. Staline le tient à sa main avec l’accord de deux de ses fidèles amis.
Lénine continue néanmoins à dicter ses notes destinées à rester secrètes jusqu’au congrès, mais dont ses secrétaires transmettent le contenu à Staline. Le 24 décembre, il déclare que « Staline, en devenant Secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir illimité », chose qu’il vient de découvrir à ses propres dépens. Il affirme n’être « pas convaincu qu’il saura toujours en user avec assez de circonspection[426] ». La litote suggère la nécessité de limiter ce pouvoir excessif, mais la prudence de la formulation en dit long sur l’idée que Lénine se fait de l’étendue du pouvoir de Staline. Six jours plus tard, dans une note sur la question nationale, il attaque en revanche violemment « le Géorgien qui accuse dédaigneusement les autres de "social-nationalisme" (alors qu’il est lui-même non seulement un véritable et authentique "social-nationaliste", mais un grossier argousin grand-russe) ». Il dénonce ensuite la partialité inique de la commission Dzerjinski et « rejette toute la responsabilité politique de cette campagne véritablement nationaliste grand-russe sur Staline et Dzerjinski[427] ». Dans sa fureur impuissante, il propose de punir de façon exemplaire Ordjonikidzé.
Staline prend sous son aile protectrice les deux hommes informés de ces notes, humiliés et offensés par les jugements péremptoires du « Vieux ». Depuis longtemps, il cherche à rassembler tous les cadres qui ont été, un jour ou l’autre, rabroués par Lénine ou piétinés par Trotsky. Ce dernier ne s’en privait guère et le note avec satisfaction dans Ma vie : « Dans la grande lutte que nous menions, l’enjeu était trop considérable pour que je pusse jeter des regards à droite et à gauche. J’ai dû souvent, presque à chaque pas, marcher sur les cors aux pieds de passions personnelles, d’amitiés ou d’amours-propres. » Il s’est ainsi attiré l’inimitié de bien des militants et des cadres. Il ajoute : « Staline recueillait avec soin les gens qui avaient eu les cors écrasés[428]. » Tous ceux-là viendront renforcer son clan hétéroclite de copains, de partisans et d’humiliés divers, qui, au cours de l’année 1922, se coaliseront contre le « Vieux » aux lettres fulminantes, et contre Trotsky, le Père-la-Victoire d’une guerre terminée, mais aussi contre la politique de ces deux hommes.
Staline n’en perd pas de vue pour autant la politique quotidienne. Il met encore à profit un récent discours de David Riazanov pour renforcer la discipline. Ce dernier vient, cette fois, de ridiculiser la politique de la direction du Parti au congrès des soviets. Le 27 décembre 1922, Staline soumet par consultation écrite au Bureau politique une résolution jugeant son discours « intolérable » et lui interdisant toute activité politique.
Le 4 janvier, Lénine ajoute à ses notes un codicille recommandant d’écarter de son poste de Secrétaire général Staline, qu’il juge « trop brutal », et propose de le remplacer par un homme qui soit « plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentif à l’égard des camarades[429] ». Il ne met donc pas en cause sa politique, que pourtant il commence à combattre. Prônant une direction collective, il ne recommande au congrès aucun candidat et n’en a d’ailleurs pas. Le 11 janvier, Gliasser adresse une étrange lettre à Boukharine : alors que Lénine a demandé à ses secrétaires le secret le plus absolu sur son étude du dossier géorgien, il raconte tout à Boukharine, critique le caractère soupçonneux de Lénine, « injuste avec Staline à cause de sa maladie ». Elle se sent très mal à l’aise, parce qu’elle a appris à apprécier profondément « Staline (j’ai honte de le regarder aujourd’hui), mais aussi à comprendre la différence entre la ligne de Vladimir Ilitch et celle de Trotsky[430] ». Ainsi, au moment où Lénine s’allie avec Trotsky contre Staline, sa propre secrétaire tente de gagner Boukharine à la cause de ce dernier, qui a lui-même inspiré, voire dicté, cette lettre…
Lénine poursuit son combat désespéré. Il décide, en effet, de porter le fer contre l’Inspection ouvrière et paysanne, fief historique de Staline qui, s’il n’en assure plus la direction depuis un an, est attentif à ses activités. Début janvier, il dicte un article, publié dans la Pravda du 25. Il y affirme qu’il faut réorganiser l’Inspection et évoque, en conclusion, le grave danger de scission qui, dit-il, menace le Comité central. Staline fait signer quatre jours après par tous les membres du Bureau politique une lettre adressée aux cadres du Parti et affirmant qu’il faut tenir compte, dans l’appréciation des écrits de Lénine, de son état de santé, de sa fatigue, écarté qu’il est des affaires, et que ses craintes de scission sont très exagérées. Bref, tout va bien et Lénine se trompe. Trotsky n’a jamais expliqué pourquoi il avait signé cette lettre.
Lénine devine les manigances de Staline autour de lui. Le 24 janvier, il adresse ce reproche à Fotieva : « À propos de notre affaire clandestine, je sens que vous me trompez. » Elle proteste. Il lui répond : « Sur ce point, j’ai mon avis personnel. » Le 27 janvier, il fait demander à Dzerjinski les documents de la commission d’enquête sur la Géorgie. « Ils sont chez Staline », lui répond le chef de la Tchéka. Lénine les fait demander à Staline, qui répond : « Je ne peux donner ces documents sans l’avis du Bureau politique. » Réponse hypocrite, puisque le Bureau politique lui a confié la responsabilité de la protection de la santé de Lénine. Staline s’étonne alors du degré d’information de Lénine sur les affaires courantes, et demande à Fotieva si elle n’a pas trop parlé : « Son article sur l’Inspection montre qu’il connaît un certain nombre de détails », que Staline juge gênants. Lénine lui déclare alors qu’il se battra pour obtenir les documents que Staline lui refuse. Le 1er février, le Bureau politique en autorise la transmission… à la seule Fotieva, qui ne pourra les résumer à Lénine qu’avec l’autorisation du Bureau politique, bref, refuse de les communiquer à Lénine. Fotieva réclame quatre semaines pour les étudier. Nullement dupe, persuadé que ses médecins et ses secrétaires sont aux ordres de Staline, Lénine s’exclame : « Ah ! si j’étais en liberté ! », le répète en riant : « Ah si j’étais en liberté, je pourrais facilement faire tout cela moi-même[431] ! » Ce jour-là, Staline demande au Bureau politique de le décharger du contrôle du régime médical de Lénine. Nul ne reprend la proposition au vol. Lénine, lâché par ses amis, plus soucieux de faire barrage à Trotsky, reste le prisonnier de Staline.
Le 5 février 1923, Lénine s’inquiète des résultats du recensement des fonctionnaires dans les grandes villes du pays, qui reflète la croissance de l’appareil bureaucratique, et demande que ces documents soient publiés avant le congrès du Parti, afin d’y engager une bataille sur ce point. Staline l’a compris. Quand, le 7, Lénine demande à Fotieva les épreuves du volume consacré au recensement, elle lui répond : « Il faut la permission de Staline[432]. » Il évoque ensuite la commission géorgienne, et l’Inspection ouvrière et paysanne. Ce jour-là, le médecin Kojevnikov trouve chez lui « une énorme amélioration ». La perspective d’un combat difficile éveille ses dernières forces. Le 7 au soir, il dicte l’article « Mieux vaut moins mais mieux », dans lequel il dénonce l’Inspection comme foyer de désorganisation dont on ne peut rien attendre de bon. Il constate que la productivité du travail de la paysannerie soviétique est extrêmement basse, que la Russie a été « rejetée en arrière », et il lui donne comme objectif modeste de « tenir jusqu’à la victoire de la révolution socialiste dans les pays plus avancés […] jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire et nationaliste[433] ». Mais la bureaucratie naissante a besoin de perspectives nationales plus exaltantes. Le 9, Lénine signale à Fotieva, qui en informe Staline, qu’il soumettra la question de l’Inspection au prochain congrès. Boukharine bloque la parution de son article. Dans les coulisses du Bureau politique, Kouibychev propose d’éditer un faux numéro de la Pravda destiné au seul malade… C’est évidemment irréalisable. Et l’article sortira finalement dans la Pravda du 4 mars.
Au Comité central qui se tient du 21 au 24 février, Trotsky accuse Ordjonikidzé, Vorochilov et Kalinine de ne rien comprendre à la question nationale. Il attaque les proconsuls de Staline, mais pas directement ce dernier, à qui la majorité du Comité central inflige néanmoins un camouflet : elle constitue, en effet, une commission sur la question nationale et sur les problèmes d’organisation présidée par Staline, qui devra soumettre ses thèses à Lénine (si les médecins l’autorisent) et, en cas de désaccord avec ce dernier, devra convoquer une séance extraordinaire pour trancher. Lénine, malade, immobilisé, isolé, espionné, inflige sa deuxième défaite en deux mois à Staline, dont la majorité au Comité central est incertaine, comme l’est l’issue du prochain congrès. Seule la mort de Lénine peut dissiper la menace qui pèse sur lui. Pendant ces semaines, Staline déambule, tendu, silencieux, la pipe vissée entre les dents.
Du 14 février au 3 mars, les secrétaires de Lénine dépouillent le dossier géorgien et lui transmettent leur rapport le 3 mars. Des pièces ont bizarrement disparu, comme la plainte du militant frappé par Ordjonikidzé. Fotieva s’étonne ; le président de la commission de Contrôle, Soltz, prétendue « conscience du Parti », lui répond : pas d’importance, nous avons le témoignage de Rykov présent à la scène (… et pleinement solidaire du boxeur Ordjonikidzé !). Malgré ces disparitions, dont l’origine est évidente, la lecture du dossier provoque un choc chez Lénine, qui, le surlendemain, en subit un deuxième, plus rude encore.
Ce 5 mars, par un court billet, il demande à Trotsky de prendre en charge « l’affaire géorgienne » et d’adresser au congrès du PC géorgien alors en cours une lettre ou une déclaration. Voloditcheva, chargée de téléphoner à Trotsky la demande de Lénine, transmet à ce dernier une étrange fin de non-recevoir : « Trotsky a répondu que, comme il était malade, il ne pouvait pas prendre sur lui une telle obligation, mais [que] comme il espérait se rétablir rapidement, il demandait de lui envoyer les documents […]. Il les lirait si sa santé le lui permettait […]. Il dit qu’il avait de violentes douleurs, qu’il avait eu de la peine à s’approcher du téléphone […] qu’il ne pouvait pas travailler en ce moment, qu’il ne savait même pas s’il pourrait intervenir au congrès, qu’il était positivement paralysé[434]. » Ce Trotsky gémissant sur ses douleurs et incapable même de lire est un peu trop caricatural. On devine la main de Staline derrière ce billet destiné à donner à Lénine, impuissant et paralysé, le sentiment d’être abandonné de tous. Si Trotsky avait répondu à Lénine par une fin de non-recevoir, ce dernier ne lui aurait pas transmis le lendemain une copie de son ultime message, le bref billet qu’il adresse, le 6 mars, aux communistes géorgiens victimes des hommes de Staline : « Je suis votre cause de toute mon âme. Je suis bouleversé par la grossièreté d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et de Dzerjinski. Je prépare des notes et un discours en votre faveur[435] », écrits qui, bien sûr, ne verront jamais le jour. La falsification de Voloditcheva a peut-être fait douter Lénine de la détermination de son unique allié, contribuant ainsi à l’attaque qui, le 9 mars 1923, le réduira à jamais au silence.
Le coup de grâce est asséné à Lénine quelques heures après son mot à Trotsky. Ce même 5 mars, en effet, il est informé du coup de téléphone insultant que Staline a passé à Kroupskaia le 22 décembre. Furieux, il déclare à Staline dans une note dictée séance tenante qu’il considère de telles insultes comme dirigées contre lui-même ; il lui demande de les retirer et de s’excuser, sous peine de rupture. Voloditcheva porte la lettre à Staline et lui demande sa réponse. Staline la lit sans broncher, puis répond : « Ce n’est pas Lénine qui parle, c’est sa maladie. » Et il poursuit, donnant une leçon de bolchevisme à un Lénine paralysé : « Je ne suis pas médecin, je suis un homme politique. Je suis Staline. Si ma femme, membre du Parti, agissait de façon incorrecte, je ne me sentirais pas le droit de me mêler de cette affaire. Et Kroupskaia est membre du Parti[436]. » Mais il s’affirmera bientôt disposé à s’excuser devant Kroupskaia, à qui il ne pardonnera jamais cette humiliation, restée pourtant virtuelle.
Le lendemain matin, en effet, Staline convoque la sœur de Lénine, Maria Oulianova, et lui joue la scène du désespoir. « Je n’ai pas dormi de toute la nuit. Pour qui Ilitch me prend-il ? Comment peut-il se comporter avec moi comme si j’étais un traître ! Mais je l’aime de toute mon âme ! Tâchez de le lui dire. » La sœur, apitoyée, rapporte la scène à son frère et ajoute : « Staline est pourtant intelligent. – Il n’est pas du tout intelligent[437] », rétorque Lénine. La réponse de Staline vient deux jours après, à la fois hypocrite et insolente : il nie les insultes et les menaces, suggérant que Kroupskaia est une menteuse, et présente des excuses de pure forme. Dans le seul souci du prompt rétablissement de Lénine, écrit-il, il a aimablement reproché à Kroupskaia de lui transmettre des informations politiques malgré l’interdiction des médecins, car il considère comme de son devoir de veiller au bon déroulement du traitement. Comment voir là « quelque chose de grossier ou d’inconvenant, dirigé contre vous ? Mais, si vous considérez que pour le maintien de nos "relations" je dois "retirer" mes paroles citées ci-dessus, je peux les retirer, tout en refusant, néanmoins, de comprendre où est le problème, où est ma "faute" et ce qu’en particulier on veut de moi[438]. » L’irritation et la morgue pointent dans les dernières lignes de ce billet signé « I. Staline » sans formule de politesse. Staline ne renvoie pas ses « respects » à Lénine, que la lecture d’un billet aussi insolent aurait abattu s’il n’avait été terrassé avant d’être en mesure d’en prendre connaissance, le 9 mars, par une ultime crise, consécutive au choc du 5 mars, qui le prive de la parole, le paralyse et l’élimine à jamais de la vie politique.
Qui a pu lui porter ce coup ? Selon sa secrétaire, Kroupskaia aurait informé Lénine que Staline venait de lui téléphoner pour faire la paix, puis lui aurait raconté l’incident du 23 décembre. Mais pourquoi Kroupskaia, silencieuse, bien que bouleversée, le jour même des insultes, en aurait-elle discuté avec lui deux mois et demi plus tard ? Serait-ce alors l’une des secrétaires, mandatée par Staline pour achever le malade, qui aurait raconté l’affaire ? En tout cas, cette attaque se produit au moment exact où Staline a besoin de se débarrasser de Lénine. Soulagé, il prévient aussitôt Kamenev, parti normaliser en son nom le Parti communiste géorgien en congrès. Pour neutraliser Kroupskaia, il dresse contre elle la sœur de Lénine, Maria Oulianova, vieille fille acariâtre qui veut disputer à sa belle-sœur le monopole de l’héritage politique de Lénine. Staline jouera longtemps de cette rivalité familiale. Ainsi, en 1926, quand Zinoviev tentera d’utiliser l’incident contre lui, il poussera en avant Oulianova contre Kroupskaia. Dans un mémorandum officiel, dont Boukharine lui rédige aimablement le brouillon, Maria Oulianova affirmera docilement que l’incident en question avait « un caractère strictement personnel sans aucune portée politique[439] ».
L’élimination de Lénine paralyse Trotsky. Ce dernier, prêt à s’engager aux côtés du leader historique du Parti contre Staline et l’appareil du Secrétariat, hésite une fois seul. Lénine l’avait pourtant prévenu : « Staline cherchera un compromis pourri pour nous tromper[440]. » Trotsky, incertain, accepte, cherche presque le compromis. Il informe Staline, par l’intermédiaire de Kamenev, qu’il réclame un changement de politique, pas de direction. Staline y voit une preuve de faiblesse et feint d’accepter tout en se préparant à l’offensive. Le 11 mars, dans un télégramme chiffré, il informe toutes les instances du Parti que « Lénine a quasiment perdu la parole tout en gardant une conscience claire et nette. Les médecins jugent son état grave, mais ne perdent pas l’espoir d’une amélioration[441] »… Pas d’une guérison. Tous les cadres du Parti sont avertis : Lénine est fini. Le futur patron leur annonce la nouvelle. Mais on n’est jamais trop prudent. Le 17 mars, il adresse une « note ultrasecrète » à Zinoviev et Kamenev : Kroupskaia, dit-il, vient de l’informer secrètement que Lénine, dans un état « effroyable », « ne veut et ne peut vivre plus longtemps et réclame du cyanure obligatoirement[442] ». Kroupskaia, hors d’état de le lui donner, réclame « l’assistance » de Staline ; ce dernier consulte ses deux alliés, qui refusent par retour : « Absolument impossible ! » Puis il informe le Bureau politique, par une note du 21 mars, et ajoute que Lénine, « par deux fois » – un Lénine, rappelons-le, alors privé de l’usage de la parole – « exigea l’accord de Staline », qui lui aurait alors promis de le satisfaire le moment venu[443]. Mais, n’ayant pas la force de répondre à cette demande, il se voit contraint de refuser cette mission.
Lorsque Trotsky révéla cette affaire du poison, en 1939, les historiens n’y virent qu’invention d’un ennemi vaincu. Le bruit en courait pourtant depuis longtemps dans la vieille garde bolchevique. Staline lui-même, lors d’une réunion d’écrivains en octobre 1932 chez Gorki, informé que Boukharine avait raconté l’affaire à son hôte, l’invita à tout répéter devant lui. Boukharine renchérit : Staline leur avait bien raconté que Lénine, jugeant inutile une existence de sclérosé incapable de parler, d’écrire et d’agir, lui avait demandé du poison. Staline confirma, ajoutant que Lénine ne pouvait s’adresser pour en obtenir ni à sa femme ni à sa sœur, et lui avait déclaré : « Vous êtes le membre du Parti le plus cruel[444] », phrase qu’il répéta d’un air satisfait. L’incident ne peut être qu’antérieur ou inventé, car, depuis le 9 mars, Lénine ne proférait plus que de vagues grognements, et Staline ne lui rendit plus jamais visite.
Pourquoi Staline insista-t-il tant en mars 1923 sur cette demande ? Peut-être pour camoufler un empoisonnement déjà réalisé ou pour préparer la voie à une tentative ultérieure au cas où Lénine se remettrait, puisque les médecins laissaient ouverte la possibilité d’un rétablissement.
Le 14 mars, la Pravda publie un article dithyrambique de Radek en l’honneur de Trotsky, « l’organisateur des victoires […], un homme à la volonté de fer », doté d’une « profonde force morale », d’une « compréhension géniale des questions militaires » et « d’un génie organisateur ». À ses yeux, il est l’incarnation même de la révolution russe qui « a agi à travers la cervelle, le système nerveux et le cœur de son grand représentant », en qui Radek salue « le porte-drapeau du peuple travailleur en armes […] dont le travail et la cause seront l’objet non seulement de l’amour, mais de la science des nouvelles générations de la classe ouvrière se préparant à la conquête du monde ». Ces éloges outranciers présentent à tous Trotsky comme le successeur du chef paralysé. C’est le pavé de l’ours.
Staline propose alors à Trotsky de présenter au XIIe congrès d’avril le rapport politique à la place de Lénine. Le piège est grossier. Trotsky refuse et suggère que Staline s’en charge. Celui-ci se récuse à son tour et offre le rapport à Zinoviev, qui accepte avec joie. Avant le congrès, une déclaration anonyme largement diffusée dénonce les violations de la démocratie par la direction, réclame la levée de l’interdiction des groupements ou fractions internes, exige la distinction des activités et fonctions du Parti et des soviets, du Comité central et du gouvernement, et demande dans l’immédiat d’« écarter un ou deux responsables du groupe dirigeant aux dispositions fractionnistes les plus nettes (ceux qui décomposent le plus le Parti, qui contribuent le plus au développement du bureaucratisme sous le couvert de phrases hypocrites), à savoir : Zinoviev, Staline, Kamenev[445] ».
Délivré de la menace de Lénine, Staline rompt le compromis passé avec Trotsky, que ce dernier respecte pourtant jusqu’au bout. Le 29 mars, il fait signer à tous les membres du Bureau politique une lettre collective contre Trotsky, adressée à l’ensemble des membres du Comité central. C’est un acte d’accusation. Sur la Géorgie, cette lettre, d’une rare hypocrisie, affirme : « Bien que la majorité des signataires [on ne sait pas qui] considèrent les précédentes décisions du Comité central comme n’étant pas correctes en tous points [on ne sait pas lesquelles], le camarade Trotsky porte l’entière responsabilité de ces erreurs[446]. » Staline fait payer à Trotsky son attitude conciliante en soulignant son isolement dans la direction. Si Trotsky bouge, tout le Bureau politique lui tombera dessus et invitera le Comité central à l’imiter. Le voilà prévenu.
Staline, enfin, affermit son contrôle du congrès. Les instructeurs, dépêchés partout par la commission d’affectation du Secrétariat dirigée par Kaganovitch, ont bien fait leur travail : chargés de vérifier et contrôler l’activité des cadres et de proposer leur maintien, leur révocation ou leur réaffectation, ils ont en quelques mois normalisé l’appareil local, qui n’est plus élu mais désigné par la commission de Kaganovitch, laquelle soumet toutes ses propositions à Staline. Pour la première fois, dans presque toutes les conférences provinciales, le secrétaire présente au vote une liste bloquée de candidats à la délégation, établie par lui-même et son équipe. Toute liste concurrente ne pourrait être que le produit d’une fraction, or les fractions sont interdites depuis 1921… Un militant peut toujours, certes, se présenter individuellement, mais face à une liste de la direction régionale qui l’a écarté, il n’a aucune chance. Or, depuis l’été 1922, les secrétaires provinciaux eux-mêmes sont « élus » sur recommandation nominale du Secrétariat du Comité central, c’est-à-dire en fait désignés par lui. C’est donc le Secrétariat qui a désigné la majorité des délégués à ce congrès, très exactement 83 % ! 55 % de ces délégués étant des permanents du Parti, leur indépendance à l’égard du Secrétariat est très faible. Ils ne sont pas encore tous pour autant des instruments dociles du Secrétaire général, mais le mécanisme mis en place permettra d’y parvenir vite. Trotsky dénoncera cet état de fait dans une lettre du 8 octobre 1923, six mois après le congrès. Un peu tard. Le pli est pris.
Le contrôle de Staline n’est pourtant pas encore absolu. Les salutations aux chefs historiques adressées au congrès célèbrent Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, et une seule fois Staline, en dernière position. En outre, le rapport de Trotsky sur les questions économiques est accueilli, selon la Pravda, par « des applaudissements tempétueux et longtemps ininterrompus » que Vorochilov, à la tribune, déclare « inconvenants ». Lorsque Trotsky est entré dans la salle suivi de Radek, il a crié : « Tiens, voilà le Lion [Lev veut dire lion et Léon] suivi de sa queue. » Radek lui a aussitôt répondu par un quatrain moqueur :
Vorochilov a une grosse tête en bois
Toutes ses pensées y traînent en tas
Et mieux vaut être la queue de Léon
Que de Staline le croupion.
Trotsky ne livre pas bataille au congrès. Dans Ma vie, il affirme qu’il l’aurait à coup sûr emporté s’il l’avait fait. Mais s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il en doutait. Dans ces conditions, le Tatar Sultan-Galiev, soutenu par le seul Boukharine, est bien isolé dans sa critique de la politique stalinienne d’autonomie purement formelle des nationalités. À la commission consacrée à la « question nationale », réunie pour la dernière fois, Trotsky présente, certes, deux amendements, mais en prenant soin de préciser : « Je me suis mis d’accord avec Staline par écrit pendant la séance. » Puis, il a beau faire une allusion menaçante à la lettre que Lénine lui a communiquée le 5 mars pour mener le combat au congrès et se déclarer décidé à remplir « l’engagement pris devant lui », son accord revendiqué avec Staline ôte toute crédibilité à sa détermination apparente[447]. Staline le suggère avec dédain en déclarant l’amendement de Trotsky juste dans son fond, mais tout à fait insuffisant. Prenant le contre-pied de Lénine, mais sans le nommer bien sûr, il martèle qu’il faut mener une « double lutte […] une lutte sur deux fronts[448] », contre le nationalisme des minorités nationales d’une part, et contre le nationalisme russe d’autre part. Puis il se moque de Trotsky en affirmant avec condescendance que Frounzé a déposé un amendement plus précis et plus juste que le sien.
Il affiche une extrême modestie. Jamais, dit-il, il n’a prétendu au titre de maître ès questions nationales. Il a d’ailleurs, par deux fois, refusé de rapporter sur ce sujet, mais les deux fois on lui en a donné l’ordre à l’unanimité, et il ajoute avec une feinte humilité : « Je ne dirai pas que je suis un ignorant dans ces affaires, j’ai quelques petites connaissances sur cette question, mais j’en ai vraiment par-dessus la tête. Pourquoi est-ce obligatoirement Staline qui doit présenter le rapport ? Où est-ce écrit ? […] Mais on m’a donné un ordre. Et en individu soumis, j’ai rapporté devant le congrès. » Cet étalage de modestie disciplinée lui permet, sans que personne l’interrompe ou lui réplique, de ridiculiser Lénine, qui « a oublié [il oubliait beaucoup de choses ces derniers temps…] […] la résolution adoptée au Comité central d’octobre sur la constitution de l’Union. » Il raille ensuite sa défense des droits des minorités nationales en rappelant ironiquement sa prise de position en faveur de l’invasion de la Pologne en 1920 : « Alors, on ne peut pas appeler un Polonais un polak, mais on peut tâter la Pologne à la baïonnette […] sonder la Pologne à la baïonnette. Apparemment, du point de vue de l’autodétermination nationale, on peut faire cela ? » Nul ne réagit à cette raillerie évidente : Lénine ose parler d’autodétermination après avoir envoyé l’Armée rouge en Pologne et fait des histoires pour l’usage de mots un peu méprisants. Il raille aussi l’allusion de Trotsky au Testament de Lénine : « On a beaucoup parlé ici de notes et d’articles de Vladimir Ilitch. Je ne voudrais pas citer mon maître, le camarade Lénine, puisqu’il n’est pas ici, car je craindrais de me référer à lui de façon inexacte et incorrecte[449]. »
Il sort du congrès en vainqueur. Mais, comme il ne s’est jamais manifesté en public, la population le connaît encore peu, et dans les cercles intellectuels, cette discrétion lui vaut une réputation de modéré. Ainsi, le 20 mars 1923, le littérateur Guerchenzon, dans une lettre à un ami, salue « la nomination comme triumvirs des très modérés Kamenev, Rykov et Staline[450] ». Aucun triumvirat n’a encore été constitué, mais le qualificatif est éloquent.
Absorbé par les problèmes du pouvoir, Staline ne se préoccupe guère des questions économiques et sociales. Pourtant, une vive tension règne dans les usines. En janvier 1923, le salaire ouvrier moyen ne représente que 50 % du salaire moyen de 1913 et ne permet pas aux ouvriers, physiquement épuisés et moralement las, de se maintenir en bonne santé. Leurs conditions de logement sont en outre déplorables. Le tsarisme leur a légué un misérable parc immobilier de taudis, de baraquements et de coins de chambres, détérioré par la guerre civile. Et si les bolcheviks ont réquisitionné les appartements des « bourgeois », transformés en appartements communautaires, de nombreux travailleurs vivent dans des foyers crasseux, des wagons désaffectés, des cabanes, ou des zemlianki (trous recouverts de toile ou de branchages).
La direction du Parti veut aider la paysannerie à produire et à vendre le plus possible afin de dégager des ressources pour l’industrialisation. Or, dans un monde rural morcelé et arriéré, où la grande majorité des exploitations consomment l’intégralité de la maigre récolte, ce choix soumet l’industrialisation future au bon vouloir des 5 à 6 % de paysans (relativement) riches – les fameux koulaks – et de paysans aisés qui dégagent et commercialisent un surplus. La situation conduit Boukharine, au début de 1925, à lancer aux paysans un appel à s’enrichir. L’engagement gouvernemental se reflète dans le budget de l’État. Celui de 1923 affecte 50 millions de roubles-or (monnaie créée en 1922 pour se substituer aux anciens billets dévalorisés) de crédits à l’agriculture, contre 44 millions à l’industrie et à l’électrification, celui de 1924, 60 contre 40, celui de 1925, 100… contre 39.
L’écart se creuse d’autant plus que la majorité des crédits pour l’industrie sont attribués à l’industrie légère. Le prix des produits manufacturés, trop rares, grimpe, atteignant en juillet 1923 190 % de ceux de juillet 1913, alors que celui des produits agricoles n’en représente plus que 50 %. (Trotsky, en 1923, qualifie de crise des ciseaux cet écart grandissant entre les deux prix dont les deux courbes se croisent.) Ainsi, plus les paysans produisent et vendent, moins ils peuvent acheter de produits à la ville. L’industrie, à peine renaissante, accumule des stocks de marchandises trop chères qui ne trouvent pas acheteurs. Faute de liquidités les entreprises paient les salaires des ouvriers avec un retard croissant, qui suscite une flambée de grèves. Le chômage se développe et frappe, à la fin de 1924, un million d’ouvriers sur moins de quatre millions. Ce déséquilibre entre industrie et agriculture annonce une crise alimentaire : le paysan ne vend son blé que s’il peut ensuite acheter les produits dont il a besoin ; si la ville ne les lui fournit pas, il stocke sa récolte au lieu de l’échanger contre des roubles inutiles.
La tension sociale se réfracte dans le parti au pouvoir. Devenu parti unique depuis 1922, le parti communiste, dont le nombre d’adhérents a triplé depuis octobre 1917, est le creuset de tous les conflits. En mars 1921, à l’ouverture du Xe congrès, il comptait 730 051 membres. Au lendemain du congrès, 20 % d’entre eux sont exclus à la suite d’une purge qui chasse les éléments jugés étrangers au Parti, passifs, carriéristes, corrompus, prévaricateurs. Les purges répétées réduisent ses effectifs à 514 800 en 1922, 485 600 en 1923, 472 000 en 1924. Dans certains endroits, la purge est une véritable saignée. Selon Staline, à Khorezm, il reste une centaine de membres sur plusieurs milliers, et, dit-il, « le Parti n’existe plus[451] ». À Boukhara, en 1922, la purge, éliminant commerçants et trafiquants, réduit le nombre d’adhérents de 16 000 à un petit millier. Pourtant, à la fin de 1923, un membre du Parti sur trois est propriétaire d’une boutique, d’un atelier ou d’une ferme. Le mécanisme de la purge a d’abord une fonction d’épuration sociale, et sert très secondairement à régler des comptes politiques. Mais une fois entré dans les mœurs, il permettra à Staline de se débarrasser de ses opposants réels, puis des opposants potentiels, puis des opposants virtuels, et enfin de terroriser le Parti lui-même en faisant planer sur tout le monde la menace de la purge, automatiquement suivie à partir du printemps 1937 de l’emprisonnement – voire de l’exécution. Staline ne pense certainement pas alors à cet usage futur. Il est un « gradualiste » par excellence, qui avance pas à pas sans se presser ni anticiper les conséquences lointaines de ses actes.
Au cœur de l’Europe, la flamme de la révolution semble alors se rallumer. En janvier 1923, Poincaré envoie l’armée française occuper la Ruhr afin de contraindre le gouvernement allemand étranglé à payer en temps et en heure ses lourdes réparations de guerre. L’occupation suscite une violente réaction nationaliste, qui fait sortir le national-socialisme du cercle étroit des nostalgiques de la guerre perdue et des débris des corps francs. Le patronat allemand répond au chaos économique et social en spéculant contre le mark, qui, à partir d’avril, s’effondre à une vitesse vertigineuse, passant de 1 000 marks pour un dollar au début d’avril à 20 millions de marks le 5 septembre, puis à 60 millions deux jours après. Petits commerçants, petits épargnants et retraités sont ruinés du jour au lendemain et sombrent dans une misère noire. La décomposition sociale galopante semble ouvrir aux communistes allemands les portes du pouvoir.